C’était une histoire qui se passait de génération en génération, une légende familiale en quelque sorte. Mon père me l’avait racontée dans mon enfance, comme son père l’avait fait avant lui, et le père de son père… Cette histoire faisait rêver tous les petits garçons (et quelques filles aussi) de la famille. Elle racontait l’histoire d’un lointain ancêtre aveyronnais, Anselme Philémon Blade, qui était monté à Paris lors de la Révolution de 1789. Il avait emporté avec lui les cahiers de doléances de son village et un couteau pliant de son invention, un astucieux mélange du Capuchadou de sa région et du Navaja, couteau qu’il avait rapporté d'Espagne lors d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle.
Arrivé à Paris, il avait été enthousiasmé par les idées révolutionnaires, notamment cette liberté et cette égalité posées comme principe dans l'article premier de la Déclaration des droits de homme et du citoyen de 1789. Il aurait d’ailleurs activement participé à sa rédaction (bien que son nom n’apparaisse nulle part). Quoi qu’il en soit, il se lia assez vite d’amitié avec un homme dont le véritable nom s’est perdu dans les fumées de l’Histoire. Plus engagé encore que mon ancêtre, on le surnommait le Jacobin ou, plus simplement, Jacobin. Mais assez vite, les choses tournèrent dans une direction qui déplut aux deux hommes. A partir de 1793, un régime de suspicion, de délation, de vengeance personnelle et d’exécutions sommaires se mit en place. Anselme, plus en retrait, passa à travers les gouttes mais pas Jacobin, qui fut recherché pour passer au « Rasoir National ». Ayant eu vent de ce projet funeste, mon ancêtre alla prévenir son ami pour qu’il puisse s’enfuir. Ils partirent donc tous les deux vers Saint-Malo où Jacobin devait s’embarquer pour la Belle Province.
C’est là qu’ils se dirent adieu. Au moment de se quitter, Anselme glissa dans la main de Jacobin son bien le plus précieux, son couteau, et les quelques pièces qu’il avait sur lui. Ils ne se revirent jamais. Et cette histoire continua d’exister uniquement dans notre mémoire familiale.
Jusqu’à la semaine dernière.
J’ai en effet reçu un paquet de Québec. A l’intérieur, une gentille lettre me dévoilait la suite de cette histoire. A son arrivée outre-atlantique, l’ami de mon aïeul décida de changer d’identité (par peur de représailles, j’imagine) et s’enregistra sous le nom de Jacobin, rapidement transformé en Jacques Jobin par les autorités du lieu. Ce nom lui-même passa de père en fils depuis lors. Jacques s’installa donc à Québec où il fonda une famille et devint coutelier. Le couteau que lui offrit son ami à son départ de France lui fournit un modèle nouveau qu’il exporta vers ce petit village dont lui parlait souvent Anselme, Laguiole. On connaît la suite.
Au fond de ce paquet était enveloppé un couteau contemporain, un laguiole made in Québec et une pièce de monnaie. Une pièce de 2 sols de 1791, dernière de celles qui avaient permis sa traversée.
C’est ce couteau et cette pièce que je vous livre aujourd’hui.
Merci à toi Jacques. Jacobin du bout du Monde.
PS : Évidemment, toute cette histoire est entièrement inventée. Mais elle aurait été belle, non ?
Et mille excuses à Monsieur Jacques Jobin pour l'utilisation de son nom.