L'épaisseur, il me semble que c'est une mode récente. Avant, l'épaisseur était le moyen principal de donner du poids à une lame d'une "surface" donnée (il suffit de voir certaines feuilles de boucher entièrement forgée, certaines sont d'une épaisseur colossale; un ami m'a récemment trouvé un gouyard, c'est à dire une serpe à monter au bout d'une perche pour l'élagage, sur une brocante, et l'objet ne fait pas moins d'un kilo quatre pour une longueur tout à fait conventionnelle, cela grâce à l'épaisseur de 11mm à la naissance de la lame, et peu de "distal taper").
Par contre, dans les temps anciens, la largeur pouvait être une manière de se prémunir contre l'usure. Après 30 ou 40ans de bons et loyaux service à la mode rurale, il ne reste souvent plus qu'un cure-dent d'une lame de Laguiole. Qu'un rajoute 1cm de largeur à la lame, et on double peut-être son espérance de vie. Comparons un vieux Laguiole et un vieux Mora:
Même si l'affûtage n'a pas été exactement le même (plus appuyé sur la pointe du Laguiole, alors qu'il a été régulier sur le Mora), on constate immédiatement la supériorité en terme de longévité du Mora avec sa lame large sur le Laguiole avec sa lame effilée. Quand on est pauvre et isolé, et accessoirement qu'on vit au XVIIIe siècle, c'est le genre de facteur qu'on oublie pas de prendre en compte. Puis la tradition consacre la forme, qu'on a par ailleurs de raison profonde de remettre en cause.
Mais si on devait vraiment concevoir les couteaux (de 10cm de lame ou moins) en ingénieurs, en se basant sur les qualités actuelles des matériaux et les pratiques de notre époque (on affûte plus tellement à la pierre à faux, en tout cas ceux qui le font prennent des pakis ou des Opinels), il est fort à parier que les épaisseurs moyennes et les largeurs diminueraient, et en toute logique que toutes les émoutures qui ne remontent pas jusqu'au dos disparaîtraient. Il est préférable que l'angle d'émouture soit faible (meilleure pénétration, et en aucune circonstance l'effet coin ne peut être recherché sur une lame si courte), et à rigidité égale (qui se mesure par le moment quadratique de la section), une full flat grind à dos plus épais est moins lourde qu'une scandi, tout en ayant un angle d'émouture plus faible. Je pense même que des émoutures légèrement creuses sur toute la largeur de la lame seraient mises à la mode.
Mais au final, les couteaux sont devenus un loisir pour la majorité d'entre nous. La performance n'est pas une nécessité de l'usage, plutôt une occasion de se vanter. Là où les couteaux sont des outils de production industrielle, les formes sont classiques, les aciers tout simples, alors même que la technologie offre d'autres solutions extrêmement avancées. Les machettes en C48 et les couteaux de bouchers en Z40C13 ont encore de beaux jours devant eux, car ce sont les outils que l'usage prouve les plus efficaces (beaucoup de gens les utilisant beaucoup pour de longues périodes d'utilisation, dans un budget calculé, au contraire des couteaux de loisirs, utilisés par une minorité de connaisseurs, peu souvent, en général sur des périodes d'utilisation relativement courtes, où les considérations financières comptent peu, voire des fois simplement pas utilisés du tout).