Il y a encore à peine deux mois, je ne connaissais de Bruno Macé que son site Internet. Mais ce sont les réalisations qui y figurent qui me l'avaient fait mettre en tête de liste des tables à voir lors du salon d'Annecy, mi-juillet.
Et ce fameux jour, après l'achat d'un Eterlou, la commande d'un petit piémontais et une longue discussion sur ses œuvres (couteaux pour moi, bagues en damas pour ma compagne), l'envie m'a pris d'en savoir davantage sur son travail. Pas de souci pour lui à ce que je vienne le regarder forger.


Il y a de cela 15 jours, profitant de mes vacances, je l'ai donc contacté et le rendez-vous a été fixé au vendredi après-midi suivant. Yeeesssss !!!
C'est donc par une magnifique journée d'automne, nuages bas, pluie et thermomètre plafonnant à 10°C que nous sommes arrivés, mon amie et moi, dans ce petit hameau de la "Yaute" où se trouvent maison et atelier de Bruno Macé.
Petite éclaircie qui laisse entrevoir le panorama

Mais après tout, n'est-ce pas le temps idéal pour s'enfermer dans une forge dont la chaleur dégagée va bien vite nous réchauffer ?
Petit tour de l'atelier (désolé pour la qualité des photos : le froid, la luminosité clair/obscur mais surtout la fébrilité et mes piètres talents de photographe ainsi qu'une grosse flemme de retoucher tout cela, vu le nombre) :
Four à gaz

Etablis pour montage et finitions


Backstand

Enclume et marteaux

Sur un des murs sont épinglées toutes les commandes à honorer, chaque dessin étant à l'échelle. Le mien se trouve en plein milieu, ce qui nous amène à une livraison prévue pour fin février 2013. Pas d'autre choix que d'être patient !

Et en attendant que le four atteigne sa température de croisière, quelques explications sur ce qui va suivre, notamment sur l'intérêt de marteler à chaud la pointe de la lame plutôt que de la former au backstand (ça permet de resserrer la structure cristalline, ce qui va renforcer la pointe).

Voilà en guise de préambule, mais ça y est, le four est chaud, alors place aux choses sérieuses !

Aujourd'hui, Bruno a prévu de forger deux lames. Une "brut de forge" et un damas. L'ordre a son importance. Le damas va nécessiter plusieurs étapes avec utilisation de borax, qui peut "contaminer" le four par d'éventuelles traces résiduelles. S'il commençait par le damas, il y aurait alors un risque que du borax se dépose ensuite sur la lame brut de forge, provoquant des "minis cratères" peu esthétiques et non rattrapables … tout simplement.
La première étape du brut de forge consiste à réduire légèrement la hauteur de la plaque d'acier sur une longueur qui correspondra à la longueur du tranchant de la lame. En effet, le couteau final aura une lame avec un tranchant de la même hauteur que l’entablure et le manche. En réduisant la hauteur de cette partie, cela permet d'étirer un peu l'acier puis, plus tard, de revenir à la hauteur initiale lorsque Bruno formera le tranchant par martelage (voir plus bas).

Mise en chauffe de l’acier

L’acier est prêt


Rabattage de la hauteur sur la longueur du futur tranchant

Remise à l’épaisseur
Je suis assez surpris par la vitesse de refroidissement du barreau, surtout aux points de contact avec des matériaux froids (pince, enclume, marteau). S'en suivront donc de nombreuses étapes successives de réchauffement de l'acier / martelage.
Egalement surpris par la force qu'il faut assener lors du martelage. Je pensais l'acier plus "mou" une fois atteinte sa température de façonnage (entre 850 et 1050°C).
La lame étant maintenant rétrécie et étirée, place à la mise en forme de la pointe …

Forgeage de la pointe

Remise à l’épaisseur

Forgeage de la pointe

Forgeage de la pointe

Courbage de la pointe
… et du tranchant (la lame retrouve sa largeur initiale)

Forgeage du tranchant

Forgeage du tranchant, en forgeant celui-ci, la partie préalablement rabattu et correspondant à la longueur du tranchant retrouvera sa hauteur initiale qui ne dépassera pas la hauteur de l’entablure.

Reste à forger la soie. Bruno effectue un petit rétrécissement au niveau de la jonction lame/soie, là aussi pour resserrer les fibres métalliques et renforcer cette partie du couteau.

Dégorgeage.

Remise à l’épaisseur

Etirage

Et enfin, martellement avec un marteau plat pour bien aplanir les surfaces.

Plus tard, profitant de temps morts pendant la réalisation du damas, un petit coup de backstand pour peaufiner le contour de l'ensemble.

Et voilà pour le brut de forge.


(Photo Bruno Macé - Reproduction interdite sans son autorisation)
Place maintenant au damas.
La trousse, déjà soudée au martyr, est un empilement de huit plaques d'acier. Trois aciers différents constitueront le damas : un acier chargé en carbone et chrome (les futures lignes noires), un acier enrichi en tungstène, pour améliorer encore le tranchant (les futures couches grises) et un acier enrichi en nickel (les futures lignes brillantes). Si le 1 représente l’acier au nickel, si le 2 représente l’acier chargé en carbone et si le 3 représente l’acier chargé en tungstène, cela donne l’ordre suivant : 1-2-1-3-1-2-1-3. Ces trois aciers présentent en plus l'avantage de se travailler aux mêmes températures.
Le damas final sera un damas "sauvage" de 225 couches – oui, je sais, 225 n'est pas un multiple de 8, mais vous aurez l'explication plus tard.
Après avoir chauffé la trousse à bonne température, à l'œil (entre 850 et 1050°C pour le travail à chaud et autour de 1150°C pour la soudure des différentes couches d'acier entre-elles), Bruno va commencer par la marteler et l'étirer un peu pour écraser les différentes plaques les unes contre les autres et réduire au maximum les espaces entre-elles, limitant ainsi les poches d'air.



Puis s'en suit le saupoudrage de borax, étape indispensable chaque fois que des plaquettes d'aciers sont soudées entre-elles.
Le borax est un antioxydant. Il va empêcher la formation d’oxydation entre les différentes couches d’acier et ensuite, il sera chassé d’entre les couches vers l’extérieur par les coups de marteau pendant la soudure. La présence d’une oxydation entre les couches au moment de la soudure peut provoquer une mauvaise soudure à certains endroits, ce qui formera des « chambres à louer » comme on dit dans notre jargon. (Source Bruno Macé).


Puis il faut souder et étirer la trousse jusqu'à une longueur d'environ 15 cm pour cette lame.




D'après le regard exercé de Bruno, on doit pouvoir passer à l'étape suivante …

… qui va consister à repérer les tiers du barreau et les couper partiellement à la disqueuse, le premier tiers face A, le deuxième tiers face B, pour ensuite pouvoir replier le barreau comme un accordéon et former alors un bloc de 24 couches.




Et c'est donc reparti pour une série "d'écrasement", de borax, de soudure et d'étirement jusqu'à nouveau obtenir un barreau d'environ 15 cm.




Ca progresse doucement …

Une fois la barre ayant une longueur satisfaisante, Bruno va la couper - entièrement, cette fois - en 3 morceaux de longueur identique …

… et intercaler 3 nouvelles plaque d'acier (une plaque de chaque acier de départ). Cela permettra d'obtenir un damas avec des couches plus larges par endroit, ce qui donne un aspect visuel très réussi. On obtient donc (3 x 24) + 3 = 75 couches. Voilà pourquoi le nombre de couches finales n'est plus un multiple de huit.

Et c'est parti pour une nouvelle étape (écrasement, borax, soudure et étirement).






Enfin, Bruno effectuera un ultime "pli", aux tiers qui permet de passer de 75 à 225 couches. Chauffe, martelage, borax, soudure, étirement … cette phase est identique aux précédentes, si ce n'est que Bruno double l'étape "borax" pour "assurer".
Reste aujourd'hui à façonner la pointe …


… et normalement, la mise en forme de la soie, mais vu l'heure et la fatigue, ce sera reporté au lendemain. Bruno m'a très gentiment transmis les deux photos suivantes :

(Photo Bruno Macé - Reproduction interdite sans son autorisation)

(Photo Bruno Macé - Reproduction interdite sans son autorisation)
Voilà ! Le travail de la forge est terminé. Les deux lames sont maintenant déposées dans le four, que Bruno vient tout juste d'éteindre, pour un lent refroidissement du métal (retour à température ambiante). C'est le recuit de détente. Cela prend environ 4 à 5 heures.

Les lames devront encore subir une normalisation et un revenu, mais ce sera un autre jour, et sans moi, malheureusement.
Et c'est fini pour aujourd'hui !

Nous terminerons cette journée autour d'un apéritif fort sympathique et très convivial, en présence de madame Macé, où la discussion tournera bien-sûr autour de notre passion commune, mais pas que …
Et c'est donc après 7 heures et quelques 800 photos que nous nous quitterons, des étincelles et des étoiles plein la tête, pour ma part !
Un énorme merci à Bruno pour son accueil, sa disponibilité et sa patience

En espérant que vous aurez eu autant de plaisir à lire ce compte-rendu que j'en ai eu à l'écrire.
Carbo.
PS : Un dernier petit mail de Bruno, que je vous livre :
Je t’enverrai la suite des photos de la lame damas, détourage, émouture, après trempe et après révélation. Je t’enverrai aussi les photos du couteau quand il sera terminé, tu pourras faire voir le résultat final plus tard si tu veux.