En 1889, le Piémont est une région à part entière du Royaume d'Italie unifié depuis 1861. Une région assez pauvre, que beaucoup de jeunes hommes décidèrent de quitter pour tenter l'aventure de l'émigration. Giovanni Ferrarolli est alors âgé d'une vingtaine d'années et sa jeune épouse, Rosa, d'à peine 18. Ils ont déjà 2 enfants et Rosa est enceinte d'un troisième. Ils décident de quitter la petite ville de Domodossola pour Alessandria, où Giovanni compte s'installer comme plombier. Mais un de ses cousins lui écrit de Nice (française depuis 1860), l'invitant à le rejoindre dans la ville natale du grand Garibaldi, où l'importante communauté piémontaise semble s'intégrer facilement. L'idée plaît à Giovanni, dont le père était un grand admirateur de Garibaldi : "Et Nice, c'est encore un peu l'Italie", se disait-il.
C'était mon arrière grand-père, je ne l'ai pas connu, mais j'ai eu le bonheur de connaître "Mémé Rosa", son épouse, qui mourut à 93 ans, alors que j'en avais une dizaine.
Elle me parlait beaucoup en piémontais, qui ressemblait plus au patois niçois qu'à l'italien, mais également en bon français, bien que fortement teinté d'un bel l'accent transalpin... J'étais un enfant très turbulent, comme tous les fils uniques qui s'ennuyaient et pour me faire tenir tranquille, elle me disait : "si tu es sage, je te prêterai le couteau de Pépé Giovanni et de Tonton Joseph". Et elle allait me le chercher, dans le tiroir de sa table de nuit : un vrai piémontais, sans doute de la région de Cuneo ou de Vernante, signé Rossi ou Rosso, que Giovanni avait apporté de son Piémont natal. Déjà un bien vieux couteau, au manche en corne, mais à la lame bien coupante, qui me permettait de sculpter de petites coques de rafiots en écorce de pin, que j'allais faire voguer sur la grande bleue, à quelques pas de sa maisonnette.
Ce couteau est devenu mien, quelques décennies plus tard : ma mère le gardait, elle aussi, dans le tiroir de sa table de nuit, mais je le lui avais laissé, parce qu'il représentait beaucoup pour elle, qui avait bien connu son grand-père.
Si je montrais aujourd'hui ce modeste canif, au milieu de mes autres couteaux, d'aucuns penseraient, d'ailleurs à juste titre, : "Quelle horreur, ce vieux machin". Mais pour moi, vous, vous le comprendrez : il est unique !
Il y a deux ans, à l'occasion du salon de Locarno, j'ai pris un petit train, qui m'a mené a Domodossola, en Piémont, et là, j'ai pu constater que nombre de Ferrarolli avaient leur nom gravé sur le monument commémorant les morts italiens de la première guerre mondiale (l'Italie avait rejoint la coalition franco-anglaise en 1915). Joseph Ferrarolli, mon grand oncle, le fils aîné de Rosa et de Giovanni, figure également, mais à Nice, sur un monument aux morts, mais lui, portait avec fierté l'uniforme français lorsqu'il fut cueilli par la mitraille.
Ce petit couteau, son père le lui avait donné lorsqu'il était parti en 1914, comme beaucoup de jeunes Français, la fleur au fusil et en 1917, il faisait partie des affaires que mes aïeux avaient reçues au décés de leur fils. Funeste périple pour cet objet simple, mais tellement chargé d'émotions : du Piémont à Nice la Belle, puis trois années dans les tranchées, du côté de Verdun avant de retourner près des rivages de la Méditerranée...


