littlecity a écrit:L'usine CRK ne pourrait pas faire un opinel. Ils sont organisés pour produire autre chose. Les pliants high-tech, c'est une autre sorte de couteaux, c'est tout. Mais c'est un vrai marché, avec une grosse clientèle en France et à l'international. Du coup on ne comprend toujours pas pourquoi les Thiernois refusent de prendre leur part de ce gâteau. Un artisan comme toi, on se doute bien qu'il ne va pas abandonner un créneau qui le fait vivre pour prendre le risque de se réorienter, dépenser des millions qu'il n'a pas, s'équiper etc. pour produire en plus des couteaux qu'il n'aime pas. OK. Mais les grosses boîtes de Thiers? Certaines pourraient très bien, non? Ou alors c'est ce problème des aciers modernes trop difficiles à se procurer ici et à travailler qui les bloque? Ils seraient obligés de revoir trop de choses? Pourtant, les artisans sortent tout le temps des super lames en RWL34.
Bon, je ne sais pas tout ce qui se fait à Thiers, mais ici la CNC est à peine balbutiante. De la découpe laser et de l'émouture machine même assez performante, ça il y en a, pour ceux qui veulent y mettre le prix. Mais sur un pliant mid-tech, ça fait 60% du boulot, et il n'y a rien, à ma connaissance, pour faire les 40% restant, à savoir le "façonnage" en commande numérique. C'est plus anecdotique, mais ici personne n'a vraiment cherché à lancer une production indigène d'axes à visser de qualité, de spacers, de washers, et de thumb studs, par exemple, ce qui fait qu'il faut se fournir chez les ricains ou les italiens. En soi ce n'est pas très grave, mais cumulé au reste c'est un obstacle de plus.
Un autre problème à Thiers, et ça je dois l'admettre, c'est qu'on prend un peu les traitements thermiques par dessus la jambe. Plusieurs fois j'ai fait tremper des lames par une énorme boîte spécialiste du TT qui a une filiale à Thiers, mais quand au lieu de parler à un chef, c'était un simple technicien qui m'a reçu, et qu'on a commencé à parler technique, ce qu'il m'a révélé sur leurs process m'as fait dresser les cheveux sur la tête: mes lames de 200gr tout au plus était mises avec des matrices d'outillage dans des fournées de plus de deux heures de maintien à température et plusieurs centaines de kilos, trempées à la va-que-je-te-pousse, et revenu + cryo idem. Tout seul dans mon atelier avec mon petit four de trempe électrique et mon bac d'huile j'arrivais bien mieux à respecter les prescriptions des fiches techniques, et les règles de l'art en général, sauf pour la cryo qu'il m'est impossible de pratiquer. Après on s'étonne que les lames thiernoises soient de qualité inférieure! Mais il ne faut pas généraliser non plus, certaines boîtes ont probablement des pratiques beaucoup plus vertueuses et professionnelles, mais il y a clairement un manque d'exigence de la part des clients (c'est à dire des fabricants thiernois) qui permet à ce je-m'en-foutisme de se maintenir.
Pareil, on fait beaucoup de foin autour des aciers, parce qu'un nom ou une référence, c'est un élément de promotion facilement communicable et facilement compréhensible. Entrer dans les détails du traitement thermique demande un niveau de connaissance très supérieur, et même quand on a le nez dedans, on se rend compte que finalement on ne maîtrise pas forcément grand chose. Mais à cause de ces mauvaises pratiques de TT, des aciers en soi tout à fait respectables et satisfaisant passent pour être des merdes, et se voient systématiquement coller une image très défavorable. Ici même, quand je parlais de mes couteaux en X50CrMoV15, un membre faisait référence à cet acier avec un mépris absolument incroyable, affirmant par dérision qu'il pouvait "s'affûter sur un bâton à sucette". Voilà le genre de cliché "raciste" qu'a généré cette incurie relative quand aux TT à Thiers, alors que les aciers sont souvent très corrects une fois traité convenablement. Par exemple, il a été prouvé que le 12C27 pouvait atteindre des duretés finales de l'ordre de 60HRC, après un cycle thermique particulier, et que sur tout les aspects on y gagnait significativement (sauf économiquement: c'est plus cher).
A Thiers, il y a encore beaucoup de boîtes "à la Papa" qui bricolent un peu, essayant de tenir face à la concurrence internationale, mais il me semble que petit à petit, les mentalités changent chez certains. Je ne parle pas de Dozorme, hein, on l'aura compris!!! J'ai eu des discussions avec Aubry Verdier, actuellement président de la Fédération Française de la Coutellerie, et cet homme est tout à fait lucide quand à la situation thiernoise, et au marché coutelier en général. Bon, évidement il n'est pas tellement au courant de ce qui se passe chez les geeks du couteau, mais c'est le genre de personne qui est réellement susceptible de comprendre les enjeux et les intérêts de ce marché, et de faire des investissements cohérents et rationnels pour essayer d'y poser le pied. Après, ce n'est peut-être pas la priorité. Mais quand je vois ici l'intérêt que susciterait un pliant mid-tech franco-français, je me dis personnellement qu'il pourrait être intéressant d'essayer de plancher là-dessus. Avec des efforts, peut-être même quelques grands écarts, ça me paraît possible de faire ça à Thiers, et une fois le mouvement lancé, je pense que ça suivrait, et que petit à petit on s'adapterait. Ce qui est bien à Thiers, c'est qu'il y a de la diversité (encore qu'elle tende à se réduire, mais c'est en partie parce qu'il y a des "dinosaures" qui n'arrivent simplement pas à changer de mentalité), ce qui permet une saine émulation concurrentielle.
Je suis peut-être un peu trop optimiste, et c'est vrai que je n'ai pas le nez dans les livres de compte (car in fine, c'est toujours là que se joue la guerre, entre la colonne "recettes" et la colonne "dépenses"), mais je pense qu'à Thiers il y a du potentiel. On est peut-être juste un peu plus lent qu'ailleurs. J'espère surtout qu'il n'est pas trop tard: ce n'est pas si grave de ne prendre le train qu'en marche, mais le rater entièrement c'est autre chose.