par Madnumforce » 11 Sep 2016 22:44
Que tu détestes les serpes est une chose que je peux entendre. Que tu ne saches pas t'en servir n'en fait pas des outils dangereux pour autant. C'est un outil polyvalent dans sa spécialisation: tout ce qui a rapport au bois. Mais en réalité, la diversité de ce que recouvre le mot "serpe" ne saurait être décrite facilement, ou se voir attribuer des caractéristiques monolithiques. Mais je dois admettre que autant les italiens ont a raison fait de la roncola tipo Bergamo leur modèle par défaut, autant la serpe de Paris est un modèle un peu médiocre en tout. Pour l'instant, les serpes type Puy-de-Dôme, Lyon, Saint-Chamond, Rhône, Isère, etc, sont parmis les plus polyvalentes et agréables à utiliser que j'ai pu trouver dans le répertoire français, quoi que les serpes du Nord et des Flandres ont généralement des manches plus ergonomiques (similaires au caulked handle qu'on trouve sur les serpes anglaises). Mais ce n'est pas un jugement définitif, mon opinion ne se constituant que d'après ma collection, qui ne croit qu'à une vitesse très modérée. Chez les anglais, le modèle par défaut est le Yorkshire pattern, et je n'ai absolument aucune idée de ce que ça donne.
J'ai écrit "pas mal de machettes", pas "la majorité des machettes". Et par pas mal, on peut déjà noter une bonne partie des Imacasa, ainsi que certaines Tramontina anciennes. Il semblerait que Tramontina ait en grande partie laissé tombé le distal taper, ce qui n'est pas étonnant sur un marché concurenciel où les caratéristiques fines importent moins que le prix. En tout cas chez MacheteSpecialist, qui sont les seuls à avoir l'amabilité d'estimer un peu leurs clients, on ne trouve de distal taper sur les Tramontina qu'à partir de 18" et plus de lame.
Je n'ai jamais défendu la nécessité du full tang. Le full tang s'est mis à devenir une nécessité aux yeux du public à cause de la profusion, à une époque, de lames découpées aux soies mal foutues, ou traitées avec les pieds, et qui pétaient. Les mal-comprenants ont estimé que c'était un défaut intrisèque à la soie, et ont décreté qu'il fallait nécessairement une full tang. Mais il est vrai qu'en lame découpée, le full tang est la solution technique à privilégier. Cependant, distal taper + full tang, ça s'est fait, et c'était même courant sur les couteaux à gaine du XVIIIe siècle, et même encore sur les couteaux de cuisine du début du XXe siècle. Mais c'était en forgé, avec des jolis détails comme la plate semelle amincie etc. On trouve encore à Thiers des vieux stocks de lames de cuisine de ce genre. J'ai notament récupéré un vieil "abattre" dont la lame doit faire 6 ou 7mm à la base, 2 ou 3mm à la pointe, et dont la plate semelle est si fine au bout que la rouille a percé (comme sur la lame du fauchon de Cluny linké plus haut).
Supposer que seul le prix de l'acier a guidé ces choix techniques, c'est retourner complètement la situation: c'est le recours quasi-exclusif à la plate semelle qui a été dicté par le passage à la mise en forme par découpage. On peut faire des soies découpées qui tiennent la route mécaniquement, il me semble que Cold Steel l'a prouvé avec leur Trail Master (pour ne citer que le plus connu), mais ça reste un type de soie assez particulier, et Cold Steel a du probablement mettre le paquet sur le contrôle qualité, en particulier lié au traitement thermique. Leur rareté (aux soies découpées) dans l'offre industrielle certes témoigne de la tendance de la demande, mais traduit aussi qu'il y a des difficultés techniques qu'il n'est pas utile d'aller affronter, alors qu'au même coût on peut faire de la plate semelle qui évite ces difficultés et qui est préférée par la clientèle.
Pour un outil d'extérieur, quand on est pas contraint de réduire ses possibilités à cause de la mise en forme de la lame par découpe, le choix de la soie est relativement logique, et présente de nombreux avantages: facilité de mise en oeuvre, bonne tenue dans le temps (là où des plaquettes peuvent prendre du jeu, se rétracter ce qui découvrirait la semelle et causerait immédiatement des irritations dans la main, etc), facilité de remplacement en cas de casse même pour des individus peu outillés, etc. Les plates semelles ne sont pas rigoureusement exclues des outils traditionnels, du reste: on trouve des kukris traditionnels à plate semelle, et les natas sont généralement fixées d'une drôle de façon, mi-soie, mi-plate semelle. Je sais aussi que dans le Sud (Provence et Gard), il y a des modèles de serpes traditionnellement à plate semelle, j'en ai même quelques uns. Il y a aussi pas mal d'anciennes serpes italiennes sur plate semelle, avec des plaquettes en corne, et dont le manche se finit en crochet. Mais on trouve aussi des emmanchements à douille, en particulier en Angleterre et en Espagne. Bref, il y a quand même une importante diversité dans les modèles traditionnels, en particulier en Europe, comme je viens de le montrer.
On ne peut pas prétendre que toute cette diversité ne s'explique que par le prix de l'acier et le pouvoir d'achat local. Et puis quand l'acier est vraiment cher, on emploie du fer. D'ailleurs, avant, on employait souvent du fer pour les soies, les plates semelles, les douilles, et en général toutes les parties peu ou non travaillantes. Evidement, plus on remonte dans le temps, plus les matériaux utilisés auront tendance à être pourris, et des fois il vaut mieux un bon fer qu'un mauvais acier (parce que c'est cassant). J'ai l'impression que la majorité de mes serpes Talabot/Saut-du-Tarn et Bret, deux immenses entreprises de taillanderie de la première moitié du XXe siècle, sont faites entièrement d'une seule pièce d'acier, ou alors les soudures à la forge sont extrêmement bien faîtes.
On est pas forcément d'accord sur tout, et on peut rester copains quand même, mais il faut savoir faire la différence entre les opinions et les faits. En l'occurence, je crois que mon expertise sur les outils anciens, en particulier les serpes, n'est égalée par aucun membre du forum. Cette expertise s'appuie aussi sur mon expérience personnelle de coutelier (à la fois en tant qu'artisan et en tant que donneur d'ordre dans le cadre de plus vastes projets impliquant la sous-traitance d'étapes de fabrications), sur ma petite collection de sabres et la littérature qui va avec, et des notions de résistance des matériaux et d'ingénierie.