Une fois n'est pas coutume.
Ehouarn avait commencé le travail dans sa forge, il avait une belle commande du Capitaine Morgan. La lune en cette fin d’après midi était rouge et le vent de suroît soufflait fort. La forge faisait un bruit rauque inhabituel, comme un rythme. Le feu et l’acier se parlaient. De ce dialogue naquit un futur. Cet acier, rouge sang, sortait de l’ordinaire. Ehouarn tapait sur cette barre, et ses pensées vagabondaient, il devait assurer la commande de Morgan. Le Capitaine lui avait demandé de nouvelles armes pour sa future campagne, bientôt. Il savait que Morgan lui faisait confiance. Vulcain, l’avait adoubé depuis longtemps. Le Capitaine payait largement. Aussi il se démenait pour qu’il soit satisfait. Mais plus il tapait sur cet acier qu’il devait transformer en couteau et plus ses pensées lui échappaient. Comment, n’arrivait il pas à se concentrer d’avantage ? C’était sans doute ce vent du Sud qui soufflait bien trop fort en cette saison. Il faisait bien trop chaud d’ailleurs. Étrangement, il ne transpirait pas malgré son travail à la forge. Il essayait de se concentrer à nouveau, mais impossible d’y parvenir plus de quelques secondes. Pourtant, cette lame semblait se dessiner toute seule, comment cela pouvait il se faire ? Ehouarn perdit à nouveau le fil, il pensait à son ancienne vie. Quand il était sur le navire de Morgan, Le Rogue Wave, à parcourir les océans comme forgeron à bord. Il était jeune à l’époque et Morgan l’avait convaincu de venir avec les frères de la côte pour faire fortune.il savait que le pavillon noir pouvait tout lui apporter ou bien tout lui faire perdre, mais il avait voulu prendre sa chance.

Tout de suite, le capitaine, l’avait pris sous son aile. Bien sûr à bord, le forgeron était très important pour réparer pendant les escales et pour les armes, mais il s’était dégagé une amitié sincère entre les deux hommes. Ehouarn n’eu jamais à le regretter. Mais il se souvenait de cette promiscuité à bord, qui rapprochait les hommes comme des bêtes sauvages et qui établissait des liens indestructibles. Il se souvenait de ces longues traversées interminables ou la faim le tenaillait, ou les punaises le dévoraient. Puis il se souvenait de ses moments d’inconscience et de peur immense lors des abordages. Sa vie fût plusieurs fois perdue ou presque. A chaque fois un frère s’était interposé, à chaque fois il avait survécu.
Morgan avait donné des ordres à l’équipage, il ne fallait pas perdre le forgeron, pour la sauvegarde du navire.
Il reprenait ses esprits, sa lame prenait forme, il ne savait pas encore comment, il fallait revenir ici, c’était la lame de Morgan. Incroyablement, elle s’était dessinée sans qu’il en soit réellement conscient.
Il fallait revenir !

De la pointe à la garde son marteau dansait, le souffle de la forge faisait voltiger ses coups. Il se souvenait à nouveau des chants des esclaves de la Barbade. Le rythme était là. C’était lui à n’en point douter. Mais comment cela pouvait il en être ainsi ? Tout cela était bien loin des chants de son pays breton. Malgré lui, la musique imposait sa cadence et il continuait sans effort à faire naître la lame de Morgan.
Cet acier rouge sonnait comme jamais il ne l’avait entendu.

A nouveau son esprit s’évadait, il revoyait sa précédente vie, l’aventure des frères de la côte, les amitiés des frères d’armes et les douleurs incroyables supportées par ces flibustiers maigres , pouilleux et malades qui renaissaient à chaque fois quand l’assaut était donné par le capitaine.
Il avait maintes et maintes fois forgé toutes sortes d’armes pour eux et pour son capitaine.
Il avait réparé de nombreuses fois son bateau. Mais au bout du compte, s’il avait engrangé quelque fortune, il avait toujours mal supporté cette vie de violences, il se souvenait de l’abordage du Morning star, un navire avec une cargaison de café et d’épices, les passagers avaient été massacrés pour la plupart et les femmes violées. Il avait regardé ça dans un état second sans se révolter et le soir il avait vomi ses tripes. Ce n’est pas beaucoup plus tard qu’il s’était ainsi décidé à quitter les frères.

Ehouarn reprenait encore ses esprits, la lame était forgé entièrement, sa forme était différente de ce qu’il faisait à son habitude. Il fallait tremper, cela ne posait pas de problème au maître forgeron, il lui fallait passer à toutes les autres étapes pour arriver à en faire le meilleur couteau que Morgan n’aurait jamais eu.
Il lui trouva un manche en os de cerf, pensant que ça plairait au vieux pirate. Une fois emmanché, il n’avait pas besoin de le façonner beaucoup plus, tant l’os s’adaptait déjà à sa main. Tout cela lui paraissait tellement naturel et facile. Il ne trouvait rien à dire, la lune rouge brillait toujours. Le vent soufflait plus fort en cette fin de soirée.
Il avait fait le tranchant comme à son habitude, celui çi était exceptionnel, plus coupant qu’aucun autres parmi les centaines qu’il avait déjà fait, pourquoi ? Cet acier trouvé dans un vieux coffre qui venait du pillage du Morning Star était-il particulier ?
Ce coffre qu’il avait trouvé ouvert était couvert de sang des membres d’équipages du navire, il s’en souvenait à présent.
Ce couteau, fait pour le vieux Morgan, serait à lui, il le savait. Pas question de le lâcher, sa main était faite pour ce couteau. Il le garderait. Il recommencerait pour Morgan, mais il voulait garder celui là.

Sa commande serait bientôt terminée, Morgan, comme à son habitude, avant une nouvelle campagne faisait refaire ses armes.
Trois jours plus tard, au petit matin, Ehouarn était sur le pas de sa forge, il regardait les armes du Capitaine. Tout était fini et le vieux loup de mer ne devrait plus trop tarder. Les deux couteaux de Morgan étaient magnifiques et les deux sabres un peu plus long que les sabres d’abordages habituels brillaient sous les rayons du soleil matinal de ce coin du pays d’Alet.
Il tenait à la main, sans pouvoir le lâcher, son couteau. La lune n’était plus là, le vent de suroit s’était arrêter de souffler. La forge n’était pas encore allumée et sa musique manquait à Ehouarn, surtout celle de l’autre soir, celui ou la lune rouge avait tant brillé. Il n’entendait plus dans sa tête le chant des esclaves.
Soudain, il sentit comme une odeur différente venir à ses narines. Une odeur apportée par le petit vent du matin. Il regarda plus bas vers le chemin qui venait tout droit vers chez lui. Il aperçu un chariot assez lourdement chargé avec trois hommes. Il reconnu tout de suite Morgan avec deux de ses compagnons de flibuste. Il venait chercher ses armes.

Ehouarn était soulagé, le Capitaine, essaya à nouveau de l’enrôler pour cette nouvelle campagne à travers les mers, mais il savait que c’était peine perdue et ne s’entêta pas longtemps. Les armes de Morgan étaient splendides et le vieux loup de mer paraissait content. C’était bien là, l’essentiel.
Il les regardait partir sur le pas de sa porte. Le chariot avait déjà parcouru une centaine de mètres quand il s’arrêta. Morgan se leva et se retourna vers Ehouarn. Il le salua à la manière des frères de la côte et Ehouarn lui rendit son salut. Le forgeron avait des idées qui se bousculaient dans sa tête. Reverrait-il Morgan un jour ? Quelque chose lui disait que leurs destins se rejoindraient à nouveau et pourtant, lui, en toute lucidité, pensait que c’était impossible. Il avait toujours dans sa main son couteau. .. Le couteau de la lune rouge !
J'adore parler de rien. C'est le seul domaine ou j'ai quelques vagues connaissances. ( W. Churchill)