par Madnumforce » 24 Fév 2012 05:37
Le patron des Forges de Laguiole pose tout de même une bonne question. La majorité du temps, le droit c'est quelque chose qui nous vient en travers des pattes, qu'on ne peut pas comprendre en raison du vocabulaire, et dont on ne cherche pas vraiment à se soucier. Mais sa vocation première, c'est précisément de "trancher" sur des questions comme celles que pose Thierry Moysset. La politique et le droit, en fait, c'est quasiment la même chose, du moins ça devrait l'être. Les gens, du moins j'espère, s'en tapent pas mal des promesses électorales, qui n'ont absolument rien de contractuel (on pourrait appeler ça un crime contre l'esprit de la démocratie, d'ailleurs), mais ils sont demandeurs, occasionnellement, de droit. Et ce n'est pas "parler politique" (comme si c'était une maladie honteuse) que de se poser la question, entre amateurs de couteaux, de savoir s'il n'y aurait pas des protections à demander.
Et personnellement, je pense que non seulement il n'est pas honteux, qu'il est même plutôt légitime, mais en fait qu'il est nécessaire de réfléchir à celà. Ce forum a l'avantage de réunir des utilisateurs et collectionneurs, et des fabricants et des artisans. Et de manière générale, à titre privé, on est tous consommateurs. Sans vouloir manquer de respect à quiconque, c'est un sujet sérieux, et les digressions sur les peuples précolombiens qui durent trois ou quatre pages n'ont absolument rien à faire ici, et aucun intérêt de toute façon. Ce n'est pas être un jeune crétin aigri que de dire ça, c'est faire remarquer qu'il y a peut-être plus pertinent à faire que des pets d'aisselles lors d'un conseil d'administration. Petite remarque: le vieux débat libéralisme contre protectionnisme/interventionisme n'a pas lieu d'être. C'est une vision idéologique et intéressées de choses, ce qui est protection ou aide pour les uns étant entrave ou spoliation pour les autres. C'est, par définition, la fonction de la loi, et la responsabilité des autorités que de balancer, en vue du plus grand bien commun, protections et entraves de manière souple et intelligente, mais encore faut-il que "la base" définisse et fasse savoir ses besoins de protection ou ses envies de liberté.
Beaucoup de blabla pour en arriver au point technique mentionné par Thierry Moysset: comment définir un produit fait en France, et éventuellement établir une échelle pour quantifier celà? Sa proposition me paraît aussi frappée du coin du bon sens. Alors qu'une écrasante majorité de la nourriture peut être produite en France, l'absence de certaines matières premières, ou le coût complètement inaccessible de leur exploitation font qu'on ne peut pas dire qu'une poignée de porte en laiton coulée en France, mais à partir de laiton élaboré ailleurs est un produit d'importation. En coutellerie, impossible d'utiliser de l'acier fait à partir de minerai extrait du sol français. Des aciers élaborés en France, il y en a, mais on ne peut pas dire que ça fasse une différence très importante par rapport à de l'acier élaboré en Suède, en Allemagne, au Japon ou aux USA (par exemple). La caractéristique de "francité" d'un acier de coutellerie n'est pas très pertinente. Pareil pour les matériaux de manche, il n'y a pas grand chose de décent en France. Par contre, on pourrait prendre en compte la condition des travailleurs étrangers: plus leurs conditions de vie et de travail se rapprochent de celle de travailleurs français, plus on peut considérer que la "distance" est faible. Une sorte de "francité extrapolée".
Au contraire, toutes les opérations de découpage, traitement thermique, émouture, montage, ajustage, façonnage, polissage, finition, affûtage, etc peuvent très facilement se faire en France, où il y a à la fois les compétences et les structures, qu'il convient de favoriser et de privilégier. Si l'intégralité de ces opérations sont faites en France, le couteau, à mon sens, est fait en France sans le moindre doute ni la moindre réserve. Si la moindre de ces opérations est externalisée à l'étranger, il faut déterminer combien, lesquels, et pourquoi. Dans le domaine précis du couteau, on sait qu'il n'y a pas 15.000 façons: c'est soit de la fourniture achetée à l'étranger, puis montée, façonnée, polie en France, soit un produit acheté fini a l'étranger, et à peine touché en France (genre une modification de la finition, un marquage, etc). Evidement, je ne parle pas du produit importé et mis directement en rayon, qui ne prétend pas être fait en France. A mon sens, le gros du travail sur un couteau réside dans le montage et le façonnage, puis dans la découpe, le traitement thermique et l'émouture, et éventuellement l'injection plastique. Faire faire la finition ou l'affûtage à l'étranger étant absolument sans intérêt.
Comment établir un barême de francité à partir de ces considérations? Difficile à dire, mais il me semble qu'il faut faire au moins trois groupes: le strictement fait en France, le principalement fait en France (fourniture importée, mais travail français), et l'importé (quand seules des opérations insignifiantes sont faites en France). Le premier groupe bénéficierait de "valeurs de francité" allant de 100% à 90% (selon que l'acier est français ou étranger mais pays développé, que les matériaux naturels sont issus de sources fiables et conformes, avec des conditions de vie décentes pour les travailleurs, etc), le deuxième groupe de 80% à 50% (selon la quantité de travail faite à l'étranger, et si c'est plus ou moins critique dans les caractéristiques du produit final), et le troisième de 20% à 0% (20%, c'est un produit importé semi-fini, mais par exemple poli et fini en France). Ainsi, un fabricant qui voudrait jouer sur le "fait en France", pour avoir un bon score, serait forcé d'avoir la majorité des étapes capitales faites en France.
Organiser concrètement l'attribution d'un score de francité à un produit se ferait efficacement en établissant par la loi un barême assez précis (mettons une quizaine ou une vingtaine de "cas types"), qui serait attribué au cas par cas après le passage d'un "inspecteur". Les inspecteurs (nombre à déterminer en fonction de la région) seraient élus par un cénacle constitué pour 2/5e de fabricants, et 2/5e d'utilisateurs, et 1/5e de professionels de la distribution. Quand un fabricant voudrait se voire "noter" (ce serait la condition exclusive pour pouvoir prétendre à faire apparaître un origine ou fabrication française), ou noter un de ses produits, il ferait une demande en fournissant une somme d'informations de base. Un inspecteur serait alors envoyé pour vérifier sur le terrain pour une première évaluation les conditions de fabrication, et proposeraient alors sa note. Le fabricant pourrait faire appel s'il estime mériter mieux (ou se voire classer autrement à score égal, rapport aux "cas types"), et un autre groupe, plus important, serait alors envoyé. Il y aurait des contrôles organisés régulièrement, sans préavis, et par des inspecteurs différents autant qu'il est possible. En cas de manquement, il y aurait procès; obtenir une note vaudrait obligation contractuelle de se tenir aux méthodes de production qui ont servi de base à l'établissement de celle-ci, et tout changement devrait être immédiatement signalé.
C'est une idée de base, une trame, lancée à la va-vite, histoire d'initier le débat sur autre chose que les mayas et les toltèques. Merde, j'estime qu'on est concernés! On pourra me critiquer, ce qui compte, c'est qu'on réalise que personne ne rentrera dans le concret pour nous, et que si l'on veut protéger notre industrie nationale, c'est à nous de réfléchir comment. Les députés, s'ils veulent bien faire leur travail, débatront et jugeront de ce que l'on proposera, mais ils ne trouveront pas les idées pour nous. Alors, au boulot!